[thingist] Bernard Stiegler : Retourner le confinement en liberté de faire une expérience

Keith Sanborn mrzero at panix.com
Tue Aug 11 13:24:02 UTC 2020


That’s “expressed.” Damn autocorrect to hell. 

> On Aug 11, 2020, at 9:21 AM, Keith Sanborn <mrzero at panix.com> wrote:
> 
> Thanks. This sheds some light on the position you expresses at the after party. Lots of good advice here. 
> 
> Keith 
> 
>> On Aug 11, 2020, at 6:03 AM, w <w at thing.net> wrote:
>> 
>> Bernard Stiegler: «Retourner le confinement en liberté de faire une
>> expérience»
>> 
>> 
>> Aussi paradoxal que cela puisse paraître, lorsque j’appris au mois de
>> février 1983 que j’allais être libéré dans les jours suivants d’une
>> peine de réclusion que je purgeais au centre de détention de Muret
>> [Haute-Garonne], passé le premier moment de la joie de me savoir
>> bientôt revenir auprès des miens, j’en vins presque aussitôt à me
>> demander comment j’allais maintenir ce qu’il y avait de meilleur dans
>> la situation carcérale qui avait été la mienne depuis quatre ans et
>> huit mois que j’explorais ce que j’appelais la vertu de la prison.
>> 
>> Ayant eu l’année précédente deux permissions de sortir, j’avais tout de
>> suite compris que la libération pouvait tout aussi bien devenir une
>> aliénation plus grande – plus grande que celle qui m’avait conduit en
>> prison. Durant la période carcérale, et avec le soutien de Gérard
>> Granel [philosophe, 1930-2000], j’avais méticuleusement élaboré une
>> discipline extrêmement stricte, laquelle, au fil des ans, m’apporta des
>> satisfactions de plus en plus intenses – évidemment au prix de peines,
>> mais il en va toujours ainsi (comme dans l’escalade ou le marathon).
>> Commencer par la lecture d’un texte de Mallarmé
>> 
>> Je compris très vite que, pour ne pas souffrir du vide absolu qu’impose
>> la détention, il me fallait travailler intensément. C’est pourquoi je
>> parvins en quelques semaines à établir un programme quotidien grâce
>> auquel dès mon réveil ou presque, je me dirigeais vers ce que Karl
>> Popper a appelé « le troisième monde », « qui est surtout le monde de
>> la pensée scientifique, de la pensée poétique et des œuvres d’art ». A
>> cette époque, je prenais toujours cette direction en commençant par la
>> lecture d’un texte de Mallarmé : cela mettait les idées en place. Je
>> finissais la journée avec Proust, et entre les deux, j’étudiais en
>> lisant le matin et en écrivant l’après-midi (avant tout à partir de mes
>> lectures).
>> 
>> Il est bien connu que la neutralisation, la suspension ou
>> l’interruption (on dirait en grec l’épokhè) de la relation à ce que
>> Popper appelle le premier monde et le deuxième monde (les états
>> physiques du monde et les états mentaux du sujet) favorise ce que dans
>> le langage de la psychanalyse on appellerait la sublimation.
>> J’expérimentais cela jour après jour, sans aucune échappatoire
>> possible, et cela devint une extraordinaire aventure dans ce troisième
>> monde – étayée par l’encadrement universitaire de l’UFR de philosophie
>> de Toulouse le Mirail, et grâce au télé-enseignement (par courrier
>> postal, et non par vidéo).
>> 
>> Ce ne fut possible que grâce à Granel, aux soutiens que je reçus de ma
>> famille, à l’intelligence du directeur de la maison d’arrêt, et parce
>> que j’étais seul en cellule. Il n’y avait alors dans les prisons ni
>> téléphone ni télévision – seulement la radio, les journaux (pour qui
>> pouvait les acheter) et les livres (empruntés à la bibliothèque ou
>> apportés par Gérard). La radio me permettait de suivre l’actualité
>> brièvement (j’écoutais le journal de 12 h 30 en déjeunant), et les
>> livres me donnaient accès au troisième monde dont je tentais de me
>> nourrir pour devenir capable d’un jour revenir aux premier et deuxième
>> mondes.
>> 
>> Le confinement actuel, quant aux conditions dans lesquelles il pourrait
>> être fructueux, est comparable à celui que j’ai connu en détention,
>> malheureusement d’abord en cela que très peu de détenus bénéficient de
>> leur période de réclusion, et ce parce que, pour la plupart d’entre
>> eux, les conditions ne sont pas réunies, à commencer par le fait qu’ils
>> vivent dans la promiscuité (sauf en centres de détention), que souvent
>> ils ne savent pas lire, que désormais la télévision est dans les
>> cellules, etc. – outre qu’ils ne sont pas accompagnés par un ange
>> gardien tel Gérard Granel.
>> 
>> Cet état de fait n’est cependant en rien une fatalité. L’exécution de
>> la peine peut être l’occasion d’une chance autant qu’il est possible –
>> tout comme une maladie peut être une chance, ainsi que l’enseigne
>> Georges Canguilhem en citant Ludovic Dugas puis Frédéric Nietzsche : «
>> La maladie est (…) une expérimentation de l’ordre le plus subtil,
>> instituée par la nature elle-même dans des circonstances bien
>> déterminées et avec des procédés dont l’art humain ne dispose pas :
>> elle atteint l’inaccessible. » (Dugas cité par Canguihem). « La valeur
>> de tous les états morbides consiste en ceci qu’ils montrent sous un
>> verre grossissant certaines conditions qui, bien que normales, sont
>> difficilement visibles à l’état normal. » (Nietzsche cité par
>> Canguilhem).
>> L’invention d’une nouvelle façon de vivre
>> 
>> Le confinement (carcéral, sanitaire ou guerrier) est une sorte de
>> pathologie sociale, et lorsqu’il s’impose, il convient de le retourner
>> en liberté de faire une expérience – laquelle peut procurer
>> d’extraordinaires surprises portant en elles un potentiel salvateur de
>> bifurcation, et engendrer ce que Canguilhem appelle une normativité –
>> c’est-à-dire l’invention d’une nouvelle façon de vivre. Mais tout comme
>> la maladie, cette expérience peut détruire, annihiler, tuer : cette
>> possibilité en est le prix.
>> 
>> Pour la plupart des détenus, le confinement carcéral est une
>> catastrophe, qui les enfonce toujours plus terriblement dans la
>> fatalité. Et cependant une telle expérience, pour autant précisément
>> que l’on en puisse faire une expérience, et non un châtiment, peut être
>> d’une richesse sans pareil.
>> 
>> Le confinement en cours devrait être l’occasion d’une réflexion de très
>> grande ampleur sur la possibilité et la nécessité de changer nos vies.
>> Cela devrait passer par ce que j’avais appelé, dans Mécréance et
>> discrédit (Galilée, 2004), un otium du peuple. Ce devrait être
>> l’occasion d’une revalorisation du silence, des rythmes que l’on se
>> donne, plutôt qu’on ne s’y plie, d’une pratique très parcimonieuse et
>> raisonnée des médias et de tout ce qui, survenant du dehors, distrait
>> l’homme d’être un homme. Préserver en particulier la virginité du matin
>> de toute intrusion médiatique est essentiel : le matin peut alors
>> devenir une fructification du vierge, du vivace et du bel aujourd’hui
>> pour autant qu’il soit conduit avec ce que les stoïciens appellent
>> tekhnè tou biou et Foucault « technique de soi ».
>> Lire cet entretien de 2016 : Bernard Stiegler : « Je propose la mise en
>> place d’un revenu contributif, qui favorise l’engagement dans des
>> projets »
>> 
>> C’est un tel apprentissage, c’est-à-dire un effort – qui devrait venir
>> au cœur des réflexions de ceux qui devront à l’avenir trouver les voies
>> d’un après-Covid-19. Lorsque, avec Patrick Braouezec, nous avons
>> proposé d’expérimenter un revenu contributif sur le territoire de
>> Plaine commune [établissement public territorial dont il est le
>> président, en Seine-Saint-Denis], c’était une façon de soutenir un tel
>> otium du peuple, et sur le mode des intermittents du spectacle qui ne
>> trouvent des emplois intermittents que pour autant qu’ils cultivent un
>> tel otium, c’est-à-dire une fructification de leurs singularités.
>> Un confinement d’ampleur biosphétique
>> 
>> Je pense ici tout particulièrement à la génération de Greta Thunberg,
>> en direction de laquelle, avec Jean-Marie Gustave Le Clézio, nous avons
>> créé l’Association des amis de la génération Thunberg, et avec laquelle
>> nous tentons de créer une école itinérante cultivant un tel otium en
>> vue d’« étonner la catastrophe », pour citer Patrick Boucheron citant
>> Victor Hugo, et inventer ainsi une nouvelle normativité.
>> 
>> La génération Thunberg fait l’expérience du confinement d’ampleur
>> biosphétique qui caractérise la fin de l’ère anthropocène dans laquelle
>> nous tous nous sentons enfermés, et où nous tentons de vivre toujours
>> plus près du désespoir. Le désespoir est aussi une expérience, dont il
>> peut être beaucoup appris (n’est-ce pas le sens de Pâques chez les
>> chrétiens ?), pour autant qu’il en soit pris soin comme de ce qui peut,
>> dans certaines circonstances, devenir une forme sublime d’énergie.
>> 
>> 
>> Published on April 19 and August 7, 2020 in Le Monde
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