[thingist] Bernard Stiegler : Retourner le confinement en liberté de faire une expérience

Keith Sanborn mrzero at panix.com
Tue Aug 11 13:20:49 UTC 2020


Thanks. This sheds some light on the position you expresses at the after party. Lots of good advice here. 

Keith 

> On Aug 11, 2020, at 6:03 AM, w <w at thing.net> wrote:
> 
> Bernard Stiegler: «Retourner le confinement en liberté de faire une
> expérience»
> 
> 
> Aussi paradoxal que cela puisse paraître, lorsque j’appris au mois de
> février 1983 que j’allais être libéré dans les jours suivants d’une
> peine de réclusion que je purgeais au centre de détention de Muret
> [Haute-Garonne], passé le premier moment de la joie de me savoir
> bientôt revenir auprès des miens, j’en vins presque aussitôt à me
> demander comment j’allais maintenir ce qu’il y avait de meilleur dans
> la situation carcérale qui avait été la mienne depuis quatre ans et
> huit mois que j’explorais ce que j’appelais la vertu de la prison.
> 
> Ayant eu l’année précédente deux permissions de sortir, j’avais tout de
> suite compris que la libération pouvait tout aussi bien devenir une
> aliénation plus grande – plus grande que celle qui m’avait conduit en
> prison. Durant la période carcérale, et avec le soutien de Gérard
> Granel [philosophe, 1930-2000], j’avais méticuleusement élaboré une
> discipline extrêmement stricte, laquelle, au fil des ans, m’apporta des
> satisfactions de plus en plus intenses – évidemment au prix de peines,
> mais il en va toujours ainsi (comme dans l’escalade ou le marathon).
> Commencer par la lecture d’un texte de Mallarmé
> 
> Je compris très vite que, pour ne pas souffrir du vide absolu qu’impose
> la détention, il me fallait travailler intensément. C’est pourquoi je
> parvins en quelques semaines à établir un programme quotidien grâce
> auquel dès mon réveil ou presque, je me dirigeais vers ce que Karl
> Popper a appelé « le troisième monde », « qui est surtout le monde de
> la pensée scientifique, de la pensée poétique et des œuvres d’art ». A
> cette époque, je prenais toujours cette direction en commençant par la
> lecture d’un texte de Mallarmé : cela mettait les idées en place. Je
> finissais la journée avec Proust, et entre les deux, j’étudiais en
> lisant le matin et en écrivant l’après-midi (avant tout à partir de mes
> lectures).
> 
> Il est bien connu que la neutralisation, la suspension ou
> l’interruption (on dirait en grec l’épokhè) de la relation à ce que
> Popper appelle le premier monde et le deuxième monde (les états
> physiques du monde et les états mentaux du sujet) favorise ce que dans
> le langage de la psychanalyse on appellerait la sublimation.
> J’expérimentais cela jour après jour, sans aucune échappatoire
> possible, et cela devint une extraordinaire aventure dans ce troisième
> monde – étayée par l’encadrement universitaire de l’UFR de philosophie
> de Toulouse le Mirail, et grâce au télé-enseignement (par courrier
> postal, et non par vidéo).
> 
> Ce ne fut possible que grâce à Granel, aux soutiens que je reçus de ma
> famille, à l’intelligence du directeur de la maison d’arrêt, et parce
> que j’étais seul en cellule. Il n’y avait alors dans les prisons ni
> téléphone ni télévision – seulement la radio, les journaux (pour qui
> pouvait les acheter) et les livres (empruntés à la bibliothèque ou
> apportés par Gérard). La radio me permettait de suivre l’actualité
> brièvement (j’écoutais le journal de 12 h 30 en déjeunant), et les
> livres me donnaient accès au troisième monde dont je tentais de me
> nourrir pour devenir capable d’un jour revenir aux premier et deuxième
> mondes.
> 
> Le confinement actuel, quant aux conditions dans lesquelles il pourrait
> être fructueux, est comparable à celui que j’ai connu en détention,
> malheureusement d’abord en cela que très peu de détenus bénéficient de
> leur période de réclusion, et ce parce que, pour la plupart d’entre
> eux, les conditions ne sont pas réunies, à commencer par le fait qu’ils
> vivent dans la promiscuité (sauf en centres de détention), que souvent
> ils ne savent pas lire, que désormais la télévision est dans les
> cellules, etc. – outre qu’ils ne sont pas accompagnés par un ange
> gardien tel Gérard Granel.
> 
> Cet état de fait n’est cependant en rien une fatalité. L’exécution de
> la peine peut être l’occasion d’une chance autant qu’il est possible –
> tout comme une maladie peut être une chance, ainsi que l’enseigne
> Georges Canguilhem en citant Ludovic Dugas puis Frédéric Nietzsche : «
> La maladie est (…) une expérimentation de l’ordre le plus subtil,
> instituée par la nature elle-même dans des circonstances bien
> déterminées et avec des procédés dont l’art humain ne dispose pas :
> elle atteint l’inaccessible. » (Dugas cité par Canguihem). « La valeur
> de tous les états morbides consiste en ceci qu’ils montrent sous un
> verre grossissant certaines conditions qui, bien que normales, sont
> difficilement visibles à l’état normal. » (Nietzsche cité par
> Canguilhem).
> L’invention d’une nouvelle façon de vivre
> 
> Le confinement (carcéral, sanitaire ou guerrier) est une sorte de
> pathologie sociale, et lorsqu’il s’impose, il convient de le retourner
> en liberté de faire une expérience – laquelle peut procurer
> d’extraordinaires surprises portant en elles un potentiel salvateur de
> bifurcation, et engendrer ce que Canguilhem appelle une normativité –
> c’est-à-dire l’invention d’une nouvelle façon de vivre. Mais tout comme
> la maladie, cette expérience peut détruire, annihiler, tuer : cette
> possibilité en est le prix.
> 
> Pour la plupart des détenus, le confinement carcéral est une
> catastrophe, qui les enfonce toujours plus terriblement dans la
> fatalité. Et cependant une telle expérience, pour autant précisément
> que l’on en puisse faire une expérience, et non un châtiment, peut être
> d’une richesse sans pareil.
> 
> Le confinement en cours devrait être l’occasion d’une réflexion de très
> grande ampleur sur la possibilité et la nécessité de changer nos vies.
> Cela devrait passer par ce que j’avais appelé, dans Mécréance et
> discrédit (Galilée, 2004), un otium du peuple. Ce devrait être
> l’occasion d’une revalorisation du silence, des rythmes que l’on se
> donne, plutôt qu’on ne s’y plie, d’une pratique très parcimonieuse et
> raisonnée des médias et de tout ce qui, survenant du dehors, distrait
> l’homme d’être un homme. Préserver en particulier la virginité du matin
> de toute intrusion médiatique est essentiel : le matin peut alors
> devenir une fructification du vierge, du vivace et du bel aujourd’hui
> pour autant qu’il soit conduit avec ce que les stoïciens appellent
> tekhnè tou biou et Foucault « technique de soi ».
> Lire cet entretien de 2016 : Bernard Stiegler : « Je propose la mise en
> place d’un revenu contributif, qui favorise l’engagement dans des
> projets »
> 
> C’est un tel apprentissage, c’est-à-dire un effort – qui devrait venir
> au cœur des réflexions de ceux qui devront à l’avenir trouver les voies
> d’un après-Covid-19. Lorsque, avec Patrick Braouezec, nous avons
> proposé d’expérimenter un revenu contributif sur le territoire de
> Plaine commune [établissement public territorial dont il est le
> président, en Seine-Saint-Denis], c’était une façon de soutenir un tel
> otium du peuple, et sur le mode des intermittents du spectacle qui ne
> trouvent des emplois intermittents que pour autant qu’ils cultivent un
> tel otium, c’est-à-dire une fructification de leurs singularités.
> Un confinement d’ampleur biosphétique
> 
> Je pense ici tout particulièrement à la génération de Greta Thunberg,
> en direction de laquelle, avec Jean-Marie Gustave Le Clézio, nous avons
> créé l’Association des amis de la génération Thunberg, et avec laquelle
> nous tentons de créer une école itinérante cultivant un tel otium en
> vue d’« étonner la catastrophe », pour citer Patrick Boucheron citant
> Victor Hugo, et inventer ainsi une nouvelle normativité.
> 
> La génération Thunberg fait l’expérience du confinement d’ampleur
> biosphétique qui caractérise la fin de l’ère anthropocène dans laquelle
> nous tous nous sentons enfermés, et où nous tentons de vivre toujours
> plus près du désespoir. Le désespoir est aussi une expérience, dont il
> peut être beaucoup appris (n’est-ce pas le sens de Pâques chez les
> chrétiens ?), pour autant qu’il en soit pris soin comme de ce qui peut,
> dans certaines circonstances, devenir une forme sublime d’énergie.
> 
> 
> Published on April 19 and August 7, 2020 in Le Monde
> (Article réservé aux abonnés)
> https://www.lemonde.fr/livres/article/2020/04/19/bernard-stiegler-retourner-le-confinement-en-liberte-de-faire-une-experience_6037085_3260.html
> 
> 
> _______________________________________________
> thingist mailing list
> thingist at mailman.thing.net
> https://mailman.thing.net/mailman/listinfo/thingist


More information about the thingist mailing list