[thingist] Bernard Stiegler : Retourner le confinement en liberté de faire une expérience

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Tue Aug 11 10:03:12 UTC 2020


Bernard Stiegler: «Retourner le confinement en liberté de faire une
expérience»


Aussi paradoxal que cela puisse paraître, lorsque j’appris au mois de
février 1983 que j’allais être libéré dans les jours suivants d’une
peine de réclusion que je purgeais au centre de détention de Muret
[Haute-Garonne], passé le premier moment de la joie de me savoir
bientôt revenir auprès des miens, j’en vins presque aussitôt à me
demander comment j’allais maintenir ce qu’il y avait de meilleur dans
la situation carcérale qui avait été la mienne depuis quatre ans et
huit mois que j’explorais ce que j’appelais la vertu de la prison.

Ayant eu l’année précédente deux permissions de sortir, j’avais tout de
suite compris que la libération pouvait tout aussi bien devenir une
aliénation plus grande – plus grande que celle qui m’avait conduit en
prison. Durant la période carcérale, et avec le soutien de Gérard
Granel [philosophe, 1930-2000], j’avais méticuleusement élaboré une
discipline extrêmement stricte, laquelle, au fil des ans, m’apporta des
satisfactions de plus en plus intenses – évidemment au prix de peines,
mais il en va toujours ainsi (comme dans l’escalade ou le marathon).
Commencer par la lecture d’un texte de Mallarmé

Je compris très vite que, pour ne pas souffrir du vide absolu qu’impose
la détention, il me fallait travailler intensément. C’est pourquoi je
parvins en quelques semaines à établir un programme quotidien grâce
auquel dès mon réveil ou presque, je me dirigeais vers ce que Karl
Popper a appelé « le troisième monde », « qui est surtout le monde de
la pensée scientifique, de la pensée poétique et des œuvres d’art ». A
cette époque, je prenais toujours cette direction en commençant par la
lecture d’un texte de Mallarmé : cela mettait les idées en place. Je
finissais la journée avec Proust, et entre les deux, j’étudiais en
lisant le matin et en écrivant l’après-midi (avant tout à partir de mes
lectures).

Il est bien connu que la neutralisation, la suspension ou
l’interruption (on dirait en grec l’épokhè) de la relation à ce que
Popper appelle le premier monde et le deuxième monde (les états
physiques du monde et les états mentaux du sujet) favorise ce que dans
le langage de la psychanalyse on appellerait la sublimation.
J’expérimentais cela jour après jour, sans aucune échappatoire
possible, et cela devint une extraordinaire aventure dans ce troisième
monde – étayée par l’encadrement universitaire de l’UFR de philosophie
de Toulouse le Mirail, et grâce au télé-enseignement (par courrier
postal, et non par vidéo).

Ce ne fut possible que grâce à Granel, aux soutiens que je reçus de ma
famille, à l’intelligence du directeur de la maison d’arrêt, et parce
que j’étais seul en cellule. Il n’y avait alors dans les prisons ni
téléphone ni télévision – seulement la radio, les journaux (pour qui
pouvait les acheter) et les livres (empruntés à la bibliothèque ou
apportés par Gérard). La radio me permettait de suivre l’actualité
brièvement (j’écoutais le journal de 12 h 30 en déjeunant), et les
livres me donnaient accès au troisième monde dont je tentais de me
nourrir pour devenir capable d’un jour revenir aux premier et deuxième
mondes.

Le confinement actuel, quant aux conditions dans lesquelles il pourrait
être fructueux, est comparable à celui que j’ai connu en détention,
malheureusement d’abord en cela que très peu de détenus bénéficient de
leur période de réclusion, et ce parce que, pour la plupart d’entre
eux, les conditions ne sont pas réunies, à commencer par le fait qu’ils
vivent dans la promiscuité (sauf en centres de détention), que souvent
ils ne savent pas lire, que désormais la télévision est dans les
cellules, etc. – outre qu’ils ne sont pas accompagnés par un ange
gardien tel Gérard Granel.

Cet état de fait n’est cependant en rien une fatalité. L’exécution de
la peine peut être l’occasion d’une chance autant qu’il est possible –
tout comme une maladie peut être une chance, ainsi que l’enseigne
Georges Canguilhem en citant Ludovic Dugas puis Frédéric Nietzsche : «
La maladie est (…) une expérimentation de l’ordre le plus subtil,
instituée par la nature elle-même dans des circonstances bien
déterminées et avec des procédés dont l’art humain ne dispose pas :
elle atteint l’inaccessible. » (Dugas cité par Canguihem). « La valeur
de tous les états morbides consiste en ceci qu’ils montrent sous un
verre grossissant certaines conditions qui, bien que normales, sont
difficilement visibles à l’état normal. » (Nietzsche cité par
Canguilhem).
L’invention d’une nouvelle façon de vivre

Le confinement (carcéral, sanitaire ou guerrier) est une sorte de
pathologie sociale, et lorsqu’il s’impose, il convient de le retourner
en liberté de faire une expérience – laquelle peut procurer
d’extraordinaires surprises portant en elles un potentiel salvateur de
bifurcation, et engendrer ce que Canguilhem appelle une normativité –
c’est-à-dire l’invention d’une nouvelle façon de vivre. Mais tout comme
la maladie, cette expérience peut détruire, annihiler, tuer : cette
possibilité en est le prix.

Pour la plupart des détenus, le confinement carcéral est une
catastrophe, qui les enfonce toujours plus terriblement dans la
fatalité. Et cependant une telle expérience, pour autant précisément
que l’on en puisse faire une expérience, et non un châtiment, peut être
d’une richesse sans pareil.

Le confinement en cours devrait être l’occasion d’une réflexion de très
grande ampleur sur la possibilité et la nécessité de changer nos vies.
Cela devrait passer par ce que j’avais appelé, dans Mécréance et
discrédit (Galilée, 2004), un otium du peuple. Ce devrait être
l’occasion d’une revalorisation du silence, des rythmes que l’on se
donne, plutôt qu’on ne s’y plie, d’une pratique très parcimonieuse et
raisonnée des médias et de tout ce qui, survenant du dehors, distrait
l’homme d’être un homme. Préserver en particulier la virginité du matin
de toute intrusion médiatique est essentiel : le matin peut alors
devenir une fructification du vierge, du vivace et du bel aujourd’hui
pour autant qu’il soit conduit avec ce que les stoïciens appellent
tekhnè tou biou et Foucault « technique de soi ».
Lire cet entretien de 2016 : Bernard Stiegler : « Je propose la mise en
place d’un revenu contributif, qui favorise l’engagement dans des
projets »

C’est un tel apprentissage, c’est-à-dire un effort – qui devrait venir
au cœur des réflexions de ceux qui devront à l’avenir trouver les voies
d’un après-Covid-19. Lorsque, avec Patrick Braouezec, nous avons
proposé d’expérimenter un revenu contributif sur le territoire de
Plaine commune [établissement public territorial dont il est le
président, en Seine-Saint-Denis], c’était une façon de soutenir un tel
otium du peuple, et sur le mode des intermittents du spectacle qui ne
trouvent des emplois intermittents que pour autant qu’ils cultivent un
tel otium, c’est-à-dire une fructification de leurs singularités.
Un confinement d’ampleur biosphétique

Je pense ici tout particulièrement à la génération de Greta Thunberg,
en direction de laquelle, avec Jean-Marie Gustave Le Clézio, nous avons
créé l’Association des amis de la génération Thunberg, et avec laquelle
nous tentons de créer une école itinérante cultivant un tel otium en
vue d’« étonner la catastrophe », pour citer Patrick Boucheron citant
Victor Hugo, et inventer ainsi une nouvelle normativité.

La génération Thunberg fait l’expérience du confinement d’ampleur
biosphétique qui caractérise la fin de l’ère anthropocène dans laquelle
nous tous nous sentons enfermés, et où nous tentons de vivre toujours
plus près du désespoir. Le désespoir est aussi une expérience, dont il
peut être beaucoup appris (n’est-ce pas le sens de Pâques chez les
chrétiens ?), pour autant qu’il en soit pris soin comme de ce qui peut,
dans certaines circonstances, devenir une forme sublime d’énergie.


Published on April 19 and August 7, 2020 in Le Monde 
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